C’est par l’ombre d’un cœur dans sa grand-voile que Julien Matha signale son arrivée à Saint François. Tout en élégance, le skipper basque boucle une transat éprouvante, rallongée par une ultime erreur de parcours. Alors qu’il pose le pied en Guadeloupe, ses premières pensées sont pour deux amies parties trop tôt.




INTERVIEW
Je préfère raconter ce moment-là, ce matin, juste devant la ligne. Je me rends compte que je n’ai pas passé Petite Terre parce que je faisais attention à une personne devant moi, que je pensais avoir loupé une marque. Et du coup, j’ai oublié de faire mes propres choses. J’ai dû repartir pour refaire le tour de Petite Terre. Je me suis dit : « Non, ce n’est pas possible ! » Mais si, c’était possible…
Le bout-dehors a lâché, alors que c’était un petit grain par rapport à ceux que j’avais déjà pris. Totalement inattendu : j’étais en mode hyper safe, gennaker roulé, etc. La faute à qui ? À moi, sûrement. Je me suis puni tout seul. Après, au lieu de me battre contre les concurrents — et les concurrentes imbattables — je me suis battu contre le chrono. Et ça, c’est encore plus dur.
Je porte aussi ce projet pour quelqu’un : une amie, qui a eu un cancer du sein très jeune, à 30 ans. Il y a une association qui s’appelle Orange Care, qui récolte des fonds pour une équipe de recherche bien spécifique à Toulouse. Cette amie, Céline Lagarde, un jour où elle était vraiment au bout, m’a dit : « Si tu as envie de faire un truc, fais-le maintenant. » Je voulais traverser l’Atlantique en solitaire. J’ai un caractère un peu compétiteur, un peu cochon, et le support Mini correspondait très bien. Grâce à elle — ou à cause d’elle — je me suis lancé dans ce projet un peu fou. Je l’ai aussi fait pour Héloïse Bourroux, qui nous a également quittés cette année, d’un cancer.
Je suis super content de m’être battu pour ces deux personnes. Je ne vais pas parler de tout l’entourage et des autres, sinon je me mets à pleurer tout de suite. On n’imagine pas toutes les personnes qu’il y a derrière un projet comme ça. C’est solitaire là-bas, mais à terre, sans tout l’entourage — les milliers de personnes qui soutiennent — rien ne se fait. Donc soyez ensemble, bossez ensemble, kiffez ensemble.
Ce que je retiens, à chaud, c’est que j’ai réussi à gérer une frustration monumentale. Quand il reste plus de 1 000 milles, qu’on se tire la bourre avec des copains et des copines sur des bateaux d’ancienne génération, en étant prudent… et qu’on se retrouve d’un coup à jouer uniquement avec ses voiles de devant. Cette course est faite pour le portant : prendre des surfs à 10, 12, 13 nœuds ; j’ai fait des surfs à 17 nœuds. Sur ces bateaux-là, c’est impressionnant.
Et moi, en partie, je faisais cette course pour ça. On m’a enlevé la moitié du gâteau — ou plutôt je me la suis enlevée tout seul. Donc oui, grosse frustration. Mais en même temps, il fallait charbonner pour arriver à l’heure. Ce n’est pas une mince affaire.
Pour la partie à la fois négative et positive : j’ai découvert qu’on a des ressources mentales insoupçonnées. Sur une course aussi longue, en solitaire, on découvre qu’on est capable de choses qu’on n’avait jamais imaginées. J’avais déjà senti ça sur une autre course, mais là… Quand on m’avait dit : « En solitaire, tu vas découvrir des choses sur toi », je pensais que c’étaient des belles paroles. Eh bien j’aurais mieux fait de me taire.
On apprend à gérer des émotions qu’on n’a pas l’habitude de gérer. On apprend à se gérer soi-même autrement.
À froid, j’aurai mille autres choses à dire. Je suis un peu surpris : j’ai découvert certaines facettes que je ne pensais pas avoir — pas forcément les meilleures — mais qui ressortent dans le stress, le calme, l’excitation… quand on est seul. Des facettes enfouies très profondément. Et c’est une vraie découverte.
Si je peux vous conseiller quelque chose : si un jour vous avez l’occasion de faire une course en solitaire — petite, moyenne ou grande — faites-la. Si vous en avez la possibilité : go, go, go.
Astiaou !
Sa course en chiffres :
28 – Proto (429) XFLR6 – Julien Matha
Arrivée : 14/11/2025 23:51:18 UTC
Temps de course : 20j 08h 51min 18s
Écart au premier : 6j 15h 26min 33s
Écart au précédent : 14h 41min 24s
Sur l’ortho : 2606.38 nm / 5.3 nds
Sur le fond : 2999.16 nm / 6.1 nds





